La tuerie : tradition française
On attendait aujourd'hui - oh, sans guère d'illusion- la déçision de ceux que l'on dit "sages". Sans surprise, donc, nos hautes autorités morales ont tranché. On aurait souhaité qu'ils aient au moins la décence d'aborder sérieusement la question. On les imagine expédier la bagatelle avec les sarcasmes de circonstance. Et nos garants de la constitutionnalité de justifier leur déçision par ce qui n'est qu'une anomalie dans la loi : la "tradition". Elle n'a aucune assise morale non plus, elle n'a que l'habitude pour elle, mais on la conserve, parce que c'est comme ça : "la pire tyrannie est celle de l'habitude". Peut-être ensuite ont-ils échangé quelques bons mots à la table d'un grand restaurant parisien (autour d'une daube de taureau ou d'un coq au vin, qui sait ?). La fameuse tradition culinaire française : carnée, forcément...
Il paraît que la cause animale n'est pas "une priorité". Soit, mais que coûterait l'abrogation d'un misérable alinéa, si ce n'est le plaisir sadique d'une minorité ? Faire reculer un peu la cruauté semble être insurmontable et déplacé. Il faut croire que nos responsables, afficionados notoires pour une partie, ont besoin d'avoir d'autres chats à fouetter... jusqu'au sang. Le droit d'assassiner un bovin et d'en jouir est donc réaffirmé.
Le taureau, quelque part en Camargue, ne sait pas ce qui se trame dans son dos. On ne lui demande pas son avis à lui, le premier concerné, lui qui n'a rien demandé. Il n'est élevé que pour offrir sa propre souffrance et sa propre mort afin de "divertir" le public, au nom de la "tradition".
Qu'elle est triste, la mise en scène de la mise à mort d'une bête captive par un barbare civilisé. Privé de sa liberté, dressé pour mourir, le taureau gardera pourtant en lui la pulsion de vie jusque dans l'agonie. On ignore s'il sentira la mort venir, même à travers la douleur, mais il la combattra, vainement, sans pouvoir en comprendre la raison. Aucune mort n'est acceptable pour celui qui la subit malgré lui, mais s'y être préparé enlève un peu à l'angoisse. Au taureau qui n'a peut-être pas pas notre recul, il ne reste que la terreur d'une mort qu'il refuse de toutes ses dernières forces. C'est bien là que réside le "drame" de cette odieuse tuerie, dans la lutte desespérée d'un animal qui n'est plus que peur et souffance. Vision terrible et insoutenable, érigée en métaphore de la vie par des imbéciles. L'observation de prédateurs qui le sont par nécessité ne suffit pas. Il faut aussi donner la mort et la mettre en scène, dans un besoin compulsif de "sauvagerie" : le massacre d'une bête comme sublimation du désir de tuer que la civilisation n'a pu éradiquer... Alors la loi s'en accomode. Pire encore : certains de nos décideurs s'en délectent. Ce n'est pas de ceux-là qu'il faudra attendre une remise en cause de l'alinéa scélérat.
N'oublions pas les coqs dressés à s'entretuer : ils sont renvoyés au même sort que les taureaux. Quel plaisir à voir ensanglanté leur fringuant panache de plumes, si ce n'est de voir souillé ce qui est beau, ce qui unique, ce qui est animé d'une force vitale insolente ? Nos cocasses et sympatiques gallinacés, si attachants, ont en commun avec leurs amis les taureaux ce regard bouleversant d'innocence et de mystère qui, à lui seul, suffit à rendre leur mort innaceptable.
Ceux qui militent pour l'éradication de ces survivances ancestrales débiles savent que ce n'est qu'une bataille et qu'un jour l'histoire leur donnera raison. L'opinion est déjà prête à l'accepter : l'abolition de la corrida viendra tôt ou tard. Il restera toujours la chasse pour les gros cons, mais à elle aussi, son tour viendra. Cela n'abolira pas la connerie, ni les gros cons. Cela rendra ce mondre juste un peu plus vivable.